Visnu mitres et réseaux marchands en Asie du Sud-Est
nouvelles données archéologiques
sur le Ier millénaire apr. J.-C.
Nadine DALSHEIMER et Pierre- Yves MANGUIN
La famille stylistique dite « des Visnu mitres » a fait couler beaucoup d'encre chez les historiens de l'art depuis qu'elle a été identifiée dans les collections du Cambodge et de la Thaïlande péninsulaire au début de ce siècle. Pierre Dupont, le premier, a tenté d'en offrir une approche systématique, à partir surtout des pièces trouvées au Cambodge et au Viêt Nam l. Il a ainsi permis de rassembler en une même famille une série de statues géographiquement éparses, mais présentant d'indéniables caractéristiques iconographiques et stylistiques communes : toutes représentent des Visnu à quatre bras, à la poitrine découverte, portant une robe longue nouée sur les hanches et coiffées d'une mitre. P. Dupont considérait ces images comme un groupe secondaire du Zhenla, dont il situait la production au début du VIIe siècle 2.
Pour sa part, Stanley O'Connor a consacré en 1972 une étude fondamentale aux pièces thaïlandaises : on doit surtout lui attribuer le mérite d'avoir reconnu le premier les prototypes indiens des pièces les plus anciennes, retrouvés dans la statuaire de Mathurà datant des IIIe et IVe siècles apr. J.-C. et, à la suite de celles-ci, dans la statuaire du IVe- Ve siècle trouvée à Yelešwaram, un site près de Nâgà rjunakonda, dans l'Andhra Pradesh. Il a donc pu ainsi établir une première chronologie fiable de ces statues, entre
1. Dans ses études pionnières de 1941 et de 1951, et à nouveau dans son grand ouvrage consacré à La statuaire préangkorienne (1955). On trouvera les premières remarques de H. Parmentier sur ces pièces rassemblées dans son Art khmer primitif (1927 ', 2 vol.). J. Boisselier les passe bien entendu en revue dans son étude d'ensemble sur La statuaire khmère et son évolution (1955). On se reportera aux divers chapitres de L'archéologie du delta du Mékong de Louis Malleret (1959-1963) pour un inventaire, alors exhaustif, des pièces trouvées sur le territoire vietnamien. Les productions artistiques découvertes dans la basse vallée et le delta du Mékong (aujourd'hui sur les territoires du Cambodge et du Viêt Nam) ont le plus souvent été désignées par les termes « d'art khmer primitif », de « premier art khmer » ou encore d'art « préangkorien » (cette dernière expression étant de loin la plus populaire, en particulier parmi les collectionneurs). Toutes ces expressions présupposent qu'elles ont été créées par le groupe ethnique khmer. Si cette proposition est avérée pour l'immense majorité des productions de la région, qui est postérieure au VIe siècle, elle n'en est pas moins infondée, jusqu'à preuve du contraire, pour les productions des Ve et VIe siècles (ou peut-être même plus tôt encore pour la statuaire en bois), qui ne peuvent être attribuées qu'à l'Ãtat que l'on nomme faute de mieux le Funan. Or, à ce jour, rien ne permet de déterminer quel était le ou les groupe(s) ethnique(s) à l'origine de ce premier grand Ãtat de la vallée du Mékong. Dans la mesure du possible, on évitera donc dans cet article de parler d'art « khmer » ou « préangkorien » pour les premières productions de la région. 2. Dupont 1941, 1955, p. 123-124. Les premiers doutes sur la datation tardive de Dupont pour ces pièces furent émis par P. S. Rawson dans le compte rendu qu'il fit de l'ouvrage de P. Dupont (dans le numéro du printemps 1957 de Oriental Art).